Pourquoi Dieu nous glisse-t-il si aisément entre les doigts ?
Il semble impossible de retenir l’eau entre ses doigts : tout au plus ceux-ci demeurent-ils mouillés, humides, signalant un passage de l’eau que rien n’a emprisonnée. Le liquide s’en est déjà allé. Des traces, des marques, des symptômes mais aucune consistance ni de contenu. Tout juste comme une vedette qu’on est accouru applaudir et dont on ne recueille au mieux qu’un autographe sur un coin d’enveloppe. Ainsi en est-il de toute personne ou même de tout objet impossible à capter ou capturer qui ne reste jamais en place à cause de sa mobilité permanente. Dieu s’apparenterait-il à cette « espèce d’objet » qui n’a aucune place à occuper, sauf celle d’un transit permanent ? Ou d’un transfuge ? S’il n‘a pas de place, peut-il envoyer un remplaçant homologué ? Emigré, migrateur, amaigri, qui serait celui auquel aucune place définie ne semble convenir ? Un instable, un insatisfait, un inadapté à notre monde ? Un proscrit ? Ou encore un rêve, une chimère, un prétexte, une représentation mentale ? Un substitut du hasard ? Une espérance pour les uns, un cauchemar pour les autres ? Enchanteur, elfe, magicien ? Factotum, souverain, régisseur ? En CDD ou CDI selon les exigences et les caprices de nos demandes ? A quels critères voudrions-nous le voir correspondre ? Et d’ailleurs, en quoi une préférence pour le genre masculin le désignerait-il plus particulièrement comme remplissant les conditions d’identité de celui qu’on cherche ?
Donc hypothèse plausible : la mobilité permanente d’un tel Etre. Dieu ne serait jamais à la place où on croit l’atteindre, mais déjà ailleurs que là où on le cherche. Parce que s’il est lié à la Vie comme un consensus généralisé semble lui en attribuer le privilège, celle-ci ne peut »rester en place » sans risque de s’étioler ou de se dessécher comme une mare d’eau s’évapore au soleil. Et Dieu s’évaporerait avec elle puisqu’ils sont inséparables. En fait, s’il n’est jamais là où on espère le rencontrer ou au moins le croiser fugitivement, c’est tout simplement parce qu’il marche. Dieu est en marche. Un vivant en constante circulation comme en témoigne la circulation sanguine, l’air dans les voies respiratoires, l’influx nerveux le long des neurones, l’agitation moléculaire, les réactions cérébrales et tous les échanges vivants dans la nature et le cosmos, ça bouge infiniment. Cela rappelle les anciens photographes s’acharnant à prendre à main levée un cheval au galop et qui ne récupérait leurs clichés que dans un flou indéfinissable. Le Vivant ne se laisse pas capturer par un simple déclic : une fois la photo prise, le portrait est déjà imperceptiblement changé au-delà de la prise de vue.
Et justement, à quel « point de vue » nous situons-nous pour capter quelque chose de Dieu ou prétendre le reconnaître au long des étapes de notre parcours »Vital. » ?
Avant d’aborder cette question, peut-être pouvons-nous nous poser une hypothèse insolite (et insolente !) : si Dieu était un personnage de roman, comment serait-il appréhendé par ses lecteurs ? Essentiellement comme un personnage changeant donc capable de décontenancer ceux qui l’approchent. Entre le début et la fin d’un ouvrage, le héros principal ne cesse, en effet, de se modifier au long des chapitres au point parfois de donner de lui, à la fin, une image totalement opposée à celle des premières pages (ceci est particulièrement flagrant dans les romans policiers par exemple, où l’identité de l’assassin en surprend plus d’un, passant du plus jovial père de famille à la crapule la plus imbuvable). C’est justement la notion de changement dans les personnages qui est le ressort principal de l’intrigue. Voilà en quoi Dieu nous intrigue en jouant l’intrigant. Les représentations imagées les plus récentes qu’on a d’un familier vont parfois jusqu’à contredire celles d’un passé récent ou plus ancien qu’on a gardées de lui. Même ces dernières images sont encore relatives à cause de l’impermanence des apparences : ce que je vois ne disparaît pas mais s’en va toujours plus loin. Tout personnage qui croise ainsi nos chemins se voit soumis à ce changement de perspective à cause d’une mobilité due à sa complexité même. Le vivant étant complexe, évolue lentement mais sûrement : comment Dieu échapperait-il à cette évolution, sans menace d’apparaître comme un roc immobile, immuable, irreprésentable et inapprochable ? Il glisse à son allure au jour le jour le long de nos chemins comme un personnage glisse au long des pages d’un roman modifiant petit à petit son profil jusqu’à nous réjouir par ses métamorphoses joyeusement surprenantes. On pourrait dire qu’un vivant quel qu’il soit, met du temps à déployer les richesses insoupçonnées de son être. On ne peut donc le saisir dans son envergure qu’au bout d’une durée et d’une évolution impossibles à prévoir ou à déterminer d’avance. On découvre là les limites d’une doctrine ou de dogmes qui cherchent justement à immobiliser ce qui fait le noyau d’un vivant : sa mobilité.
Les représentations de Dieu qui sont les nôtres aujourd’hui doivent et ne peuvent donc que bousculer, voire heurter celles d’un passé, de notre enfance, de l’adolescence, entre autres, ainsi que les suivantes, et parfois même les contredire violemment. C’est ce qu’indiquent les symptômes de fadeur et de vide ressentis un peu partout aujourd’hui dans les lieux de culte. Cela n’est nullement lié à une instabilité maladive de Dieu, mais à une obstination, parfois farouche, de notre part, à en préserver une représentation définitive et inchangée tout au long de la vie (oserai-je dire à ensiler pour longtemps ?) Plus on approche de la fin d’un livre (y compris celui de notre existence), plus nos regards sur la divinité s’ajustent à sa véritable Origine, de même que le visage du héros final d’un roman s’affine, se précise et se dessine plus nettement qu’au début. La recherche inlassable dans les textes fondateurs, la sensibilité au vivant, à l’image, au symbole, la familiarité avec les métaphores, les échanges avec d’autres chercheurs, poussent inlassablement le vrai spirituel à débusquer d’autres visages de la divinité sous le masque du présent. Nous ne changeons pas de Dieu comme de chemise, ainsi que le prétendent certains partisans plâtrés dans leur immobilisme religieux, mais nous acceptons que Lui change comme nous-mêmes nous modifions au long des années d’évolution et donc qu’Il ne soit pas changé en statue, (de celles que nous vénérons avec tant de ferveur gustative !) Il est vrai que les malfaçons dont nous avons tatoué le visage d’un Dieu que nos frères juifs supplient de n’en faire aucune image sous peine d’en fabriquer un Quasimodo, sont tellement innombrables, voire hideuses, que beaucoup de croyants se lassent de chercher ce Dieu relevant plus du monde des fantômes qu’on tente de greffer sur un corps support d’une résurrection qui ne simplifie pas les choses ! Les premiers hommes l’ont donc pisté en commençant par déifier la nature ou ses symboles les plus impressionnants, puis sont advenues les sculptures, les peintures, les icones, les statues, les monuments, les églises, les chapelles, oratoires et autres lieux consacrés. Au rang de qualité inférieure, on a inventé les objets de piété, les images pieuses, les médailles, les ostensoirs, les crucifix d’ornement puis toutes sortes de dévotions, de pratiques, de rites asséchés déconnectés du réel dont, il faut oser l’évoquer, la fameuse hostie isolée de son contexte évangélique et devenue petit à petit, une sorte d’eucharistie tronquée, raccourcie, miniaturisée, réduite à un pur support matériel tout en revendiquant l’exclusivité d’une « Présence réelle » de la divinité ! Ainsi conçue et entretenue par un discours officiel qui ne tient aucun compte des diverses eucharisties relatées dans l’Ecriture, elle s’est lentement isolée et transformée en un concentré de toutes nos croyances, fantasmes, rêves, solutions miracles, projections, espoirs faux ou réels, objet de vénération, tel un paquetage contenant à l’avance tout ce qui est nécessaire à la survie, y compris une assurance sur la vie éternelle. L’image qui remonte est celle de la carte Vital de la Sécu, concentrant dans une puce tous les renseignements nécessaires. Dans certains lieux religieux, on se nourrit d’hosties comme d’une carte Vital dont il suffit d’engloutir la puce sans se poser plus de questions puisque ce minuscule outil détient quasiment toutes les réponses (La tentation est grande d’y voir un Marché aux Puces (Dei), d’autant que l’on refuse toujours de considérer chaque homme ou femme que l’on croise sur sa route comme un ostensoir personnel de la présence divine ! Tant pis !
En illustration, la réaction récente de cette petite fille de sept ans, bien préparée à sa première communion, motivée par un entourage d’authentique valeur spirituelle, et répondant à sa grand’mère qui l’interrogeait sur ses réactions une fois la cérémonie achevée : « Oh oui, c’était très bien, j’ai tout fait et j’ai même réussi à avaler le petit bout de papier » ! Comme quoi, l’inimaginable peut se produire et ce n’est pas seulement une question de foi, inattaquable chez cette enfant, mais d’intelligence des textes fondateurs à laquelle elle n’a pas eu accès. Et que nous ne savons pas suffisamment transmettre. C’est que nous persistons dans la confusion entre hostie et Eucharistie. Ceux qui ne peuvent dépasser cette distinction ressemblent à des clients de restaurant qui s’obstinent à confondre le couvert et le menu ! Le tout est soigneusement conditionné par des religions à tendances doctrinaire, dominatrices, régulatrices de morale plus que de réelle spiritualisation du vivant. Doctrines, dogmes, commandements, et souvent menaces de répression au besoin. Comment un fidèle peut-il y retrouver son coach ou le berger sa brebis en goguette ? Comment Dieu lui-même n’aurait-il pas envie de tirer son épingle d’un tel jeu et de se glisser entre les barreaux de la cage ? Et qu’on ne vienne pas ici pousser des cris d’orfraie ou jouer les dandys de la tradition en en appelant au règlement de compte : ce sont des questions fondamentales concernant l’évolution nécessaire de plus d’un milliard de croyants, mais il arrive qu’inexplicablement, ce chiffre soit considéré comme négligeable lorsqu’il s’agit pour des responsables de se remettre en question : tant pis ! Avançons !
Pour qu’une trace ait des chances d’être repérable, elle doit être proche de moi, si possible à me toucher et réconcilier ainsi la vision et le toucher. Elle doit donc être corporelle, concrète, saisissable sur un terrain où elle laisse une empreinte identifiable : mon corps, mon expérience, mon histoire.
De l’observation de ces traces, on peut conclure qu’elles se partagent en traces positives et en traces négatives dans ces trois domaines.
Les traces corporelles positives : la tendresse échangée, les caresses, les étreintes, les bienfaits ressentis d’une santé entretenue, les baisers, les jouissances sportives, les échanges avec la nature. Mais aussi les sensations, l’harmonie, les impressions intérieures de bonheur ou de joies intenses, de réussite, de ressources assumées. Et également la conscience d’un fonctionnement cérébral et intellectuel sans entraves.
Les traces positives dans l’expérience quotidienne : la créativité, les essais aboutis, la reconnaissance sociale, la consécration d’un travail ou d’une œuvre, la solidarité, le sentiment d’utilité publique, l’engagement pour des causes de haut niveau, le combats pour un assainissement de la moralité publique etc….
Les traces positives dans l’histoire : la fierté liée à une oeuvre personnelle, la fidélité à ses valeurs personnelles, l’ouverture de chemins nouveaux, la contribution à une promotion de l’Humain sur le technologique, la prise en compte des valeurs contemporaines, le choix des forces de vie face à la violence destructrice etc.. Au plan de la spiritualité : évacuation de ce dont le Christ est venu nous guérir : la culpabilité morbide, l’indignité congénitale, la dépendance institutionnelle. La sensation de croître vers la transcendance, d’ouverture vers plus de Bien-Aimance
Les traces corporelles négatives : les coups, bleus, oedèmes, blessures violentes, maladies, douleurs diverses, fractures, amputations, obésité, anorexie ; mais aussi sentiments de faiblesse, d’abandon, d’impuissance, dépressions, amertumes, remords, culpabilité etc…
Les traces négatives ancrées dans l’expérience durable : sentiments d’échec, d’inutilité, bilan plutôt passif qu’actif en tous domaines, exclusion, rejet, désocialisation, burn-out, sensation de ne pas être acteur de sa vie, dépendance et manque d’autonomie.
Les traces négatives marquées dans l’histoire personnelle : sentiment de ratage durable, critique ou condamnation sans appel par l’entourage des proches, effets dévastateurs de la prison, de l’enfermement thérapeutique, de la clochardisation, sentiment « d’être de trop » dans la société présente.
Aucune de ces listes n’est exhaustive mais donne au moins l’idée du trajet préférentiel convoité par un Vivant digne de ce nom. Ce n’est pas trop dire que Dieu prend plus volontiers le parti de la vie que celui de la souffrance et nous le signifie en nous marquant de ses innombrables empreintes quotidiennes dans l’expérience humaine ce que les psaumes appelaient la pluie qui féconde la terre, ou le tatouage que les compagnons de la divinité portent sur le bras, (Cantique) ou mieux encore « dans » leurs bras pour embrasser plutôt que rejeter.
Mais parmi les traces positives qui laissent visiblement, tels des anciens microsillons repérables à qui observe de près, il en est une spéciale qui ne dépose aucun impact matérialisable : c’est la « marque ». Celle-ci est le repère impalpable laissé sur un mur par un tableau qui y a séjourné vingt ans ou plus et qu’on vient de retirer : il ne reste rien. La marque est le signe du « plus rien », de l’absence : il n’y a plus rien là où il y avait quelque chose auparavant. La conséquence de cette observation est immense pour le monde des croyants. C’est l’attitude de Thomas qui cherche « la marque » des clous dit le texte de Jean, et non la trace. Thomas passe d’un seul coup à un Christ totalement débarrassé des stigmates de la mort pour n’adhérer qu’à un Jésus qui laisse au vestiaire sa Croix, ses clous et tout l’arsenal de la mort : on n’en parle plus : « c’était et ça n’est plus » de circonstance. Thomas est sans doute le disciple le plus authentique et le plus intelligent de la bande, en tout cas doué d’une pédagogie de croissance hors concours que l’Eglise semble encore aujourd’hui, n’avoir pas prise à son compte : le musée des clous et des horreurs poursuit ses dégâts en s’ouvrant régulièrement au public tous les vendredis saints avec un rappel seriné à chaque messe ! Tant pis ! Déclouons !
Une trace ne tient pas debout en l’air sans support sur lequel se rendre visible. Les traces de la présence divine sont en nous et pas en l’air. « Pourquoi vous arrêtez-vous à regarder le ciel ? demandent les anges aux disciples décontenancés au moment de l’Ascension ? Souvenez-vous une bonne fois pour toutes que le ciel est venu jusqu’à vous et que c’est désormais en vous qu’il faut travailler à établir son influence. Rappelez-vous ce qu’il vous a dit : « Je vous donne les clefs de la situation » (sous-entendu : et je n’ai pas le double !) Chacun de nous est un répertoire enregistré des passages de Dieu telle la partition d’un auteur original. Une portée sur laquelle il a laissé des notes que nous négligeons de jouer. Les traces ne sont pas tant dans les livres, fût-il l’Evangile, que dans ce que les livres ont inscrit en creux dans notre chair vive. Car ce ne sont pas seulement nos dispositions intellectuelles qui réagissent à une lecture, c’est toute notre existence en aval qui en reçoit l’impact. Il faut donc en conclure que, sur une dernière glissade, c’est en nous-mêmes « corps-âme-esprit » que Dieu se faufile en s’extirpant de tous les faux fuyants que nous accumulons devant son approche. Il n’a pas que les pieds sur terre, mais tout son être depuis qu’il a jugé que nous étions des êtres à sa mesure. Nous sommes son « tabernacle de sûreté » qui demeure sereinement ouvert et disponible depuis qu’on en a jeté la clef (en écho à la chanson de M. Le Forestier : la maison bleue).
Il se peut enfin qu’une glissade particulière, de celles qu’on ne pratique qu’en hiver, oblige Dieu à patiner au-dessus et en surface seulement des conditions que nous lui offrons pour entrer chez nous : un terrain hélas gelé en profondeur : liturgies raides et immuables, froideur des relations fraternelles, glaciation déjà ancienne d’un discours religieux, permafrost irréductible d’un conservatisme figeant toutes les initiatives. Ne nous étonnons pas que Dieu attende le printemps pour qui dégèlera la terre pour effleurer puis semer à condition qu’elle s’ouvre d’elle-même aux opportunités que lui offre un soleil pénétrant.